« Histoire d’un aveugle devenu célèbre » | Biographie


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« Histoire d’un aveugle devenu célèbre »

Extrait de « Les Conteurs en famille » de Michel Möring , J. Vermot, Libraire-Éditeur, Paris, 1860
[Illustrations sur Gallica/BNF, cf. page 78]

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La jeune famille était rassemblée autour de madame Delmas. C’était à son tour de raconter une histoire.
Mais elle s’en défendait de son mieux, prétendant n’avoir rien a raconter.
Un vieil ami du colonel, qui était venu passer quelques jours au château, demanda à la remplacer.

A peine les enfants eurent-ils entendu cette proposition, qu’ils sautèrent de joie : ils savaient que M. d’Amvilliers avait écrit pour la jeunesse un grand nombre d’ouvrages instructifs et amusants ; aussi se hâtèrent-ils de l’entourer et de lui demander la réalisation immédiate de sa promesse.
M. d’Amvilliers, souriant de l’empressement de ses jeunes auditeurs, se rendit à leurs vœux.

— Je vais vous raconter, leur dit-il, une histoire vraie : l’histoire d’un aveugle devenu célèbre. Celui qui va me fournir le sujet de cette histoire est un de mes plus anciens et de mes meilleurs amis; nul mieux que moi ne connaît dans ses moindres détails sa vie si intéressante et si pleine d’utiles enseignements. Fils de simples paysans, aveugle dès sa plus tendre enfance, presque sans ressources et sans protecteurs, il a su, grâce à son courage, à sa persévérance, à une volonté forte et énergique, conquérir une position élevée dans une des industries qui se rattachent le plus à l’art; et cela malgré les préjugés qui s’attaquent aux aveugles, et qui ont le plus souvent pour triste résultat de leur fermer toutes les carrières et de les condamner à végéter tristement en dehors de la vie sociale.

Vous apprendrez plus tard, mes amis, combien ces préjugés sont injustes : il n’est rien que l’éducation ne corrige et ne modifie; elle triomphe de tous les obstacles, de toutes les faiblesses comme de toutes les infirmités; appropriée à chaque individu, à ses besoins, à sa nature, elle lui donne les moyens de se rendre utile à lui-même comme à la société. Le sourd-muet, grâce à l’abbé de l’Épée et à ses dignes successeurs; l’aveugle, grâce à Valentin Haüy et aux continuateurs dévoués de son œuvre, suppléent aux sens qui leur manquent; des méthodes spéciales leur permettent de s’instruire dans toutes les branches des connaissances humaines; et, s’il ne leur est pas donné d’aspirer à toutes les carrières, du moins il en est un grand nombre qu’ils peuvent remplir utilement et même illustrer par leurs talents ou leur génie.
A l’appui de ces pensées, un peu sérieuses peut-être pour votre âge, je vais vous dire l’histoire de Claude Montal.
Que la gravité de mon préambule ne vous effraye pas, mes jeunes amis; ce qui va suivre vous intéressera, j’en suis sûr, et captivera toute votre attention.
Je commence donc.

L’Enfant Aveugle

Dans le département de l’Allier, à douze lieues environ de Moulins, se trouve la petite ville de la Palisse. Cette ville, traversée par la route de Paris à Lyon, est agréablement située dans un vallon, au milieu de fertiles prairies que baigne la rivière de la Besbre, un des affluents de la Loire. Sur le versant du coteau qui la domine, s’élèvent les ruines d’un vieux château fort qui a appartenu à plusieurs grandes familles historiques, et notamment à celle des Chabannes, dont un des membres, le maréchal de la Palisse, se signala dans les guerres d’Italie, sous Charles VIII, Louis XII et François Ier.
Ce guerrier fameux vous est plus connu, mes chers amis, par la chanson populaire qui commence ainsi :

Monsieur d’la Palisse est mort
En perdant la vie;
Un quart d’heure avant sa mort
Il était encore en vie.

Mais laissons cette chanson, que vous savez tous mieux que moi, et revenons à notre histoire.
Il y a plus d’un demi-siècle, vivait à la Palisse une honnête famille d’artisans, composée du père, de la mère et de trois enfants. C’était une de ces familles où l’on rencontre tous les bons sentiments, toutes les vertus, toutes les traditions de morale, de probité et d’honneur. Claude Montal en était le chef. Après avoir longtemps servi son pays et fait toutes les guerres de la République, il avait demandé et obtenu un congé glorieusement acquis, et était venu s’établir et se marier à la Palisse; il y exerçait la profession de sellier; travaillant avec courage, il finissait toujours par atteindre le bout de l’année et par assurer l’existence de sa famille. Si le ciel lui avait refusé la fortune, il lui avait donné le plus précieux de tous les biens : une compagne vertueuse, aimable, dévouée, douée de toutes les qualités précieuses qui font le charme de la vie et l’honneur du foyer domestique. De cette union étaient nés successivement plusieurs enfants.

Quand ses enfants étaient rassemblés autour de lui, que sa femme lui souriait doucement, et qu’un rayon de soleil, perçant les vitres, venait joyeusement éclairer tous ces visages aimés, Claude Montal, les yeux humides de larmes, remerciait le ciel de l’avoir fait si riche, riche d’affections, de bonheur, de santé, de courage, riche du travail de ses bras, suffisant pour les besoins de chaque jour.

Une cruelle épreuve vint tout à coup troubler l’heureuse et paisible, existence de cette famille : un des enfants, – il se nommait Claude comme son père, – fut pris tout à coup d’une maladie terrible, au seul nom de laquelle les mères tremblent d’effroi et pressent leurs enfants dans leurs bras comme pour les garantir et les défendre.

La fièvre typhoïde mit longtemps en danger les jours du jeune Claude. La tendresse, les soins, le dévouement de sa mère, triomphèrent du mal.
Mais, le jour où l’enfant se releva guéri, il fallut guider ses pas : un voile funèbre s’était à jamais étendu sur ses yeux; il n’y avait plus pour lui de différence entre la lumière et l’obscurité… il était aveugle!
Aveugle! Ne pas voir les cieux, les rayonnantes clartés du soleil, les splendeurs de la nature; entendre la voix de sa mère et ne pouvoir contempler ses traits; presser la main d’un ami, sans lire dans ses regards et sur son visage; vivre seul, pour ainsi dire, au milieu de tous, dans une nuit qui ne finit pas… quel triste sort! quelle cruelle affliction !

O vous, mes jeunes amis, que Dieu a faits libres de tous vos mouvements, jouissant de tous vos sens et de toutes vos facultés, pouvant contempler toutes les merveilles de la nature de l’art et de l’industrie, remerciez le ciel et soyez reconnaissants de ses bienfaits !
Mais aussi plaignez ceux qui, moins favorisés que vous, sont placés dans des conditions pénibles et exceptionnelles; intéressez-vous à leur sort, tendez-leur une main compatissante et généreuse et plus tard, lorsque vous serez des hommes, repoussez loin de vous des préjugés odieux; aidez-les, intéressez-vous à l’amélioration de leur sort, à leur éducation, à leurs efforts et à leurs travaux; faites-leur, en un mot, le sentier de la vie moins rude et moins pénible à gravir : ce sont vos frères, et vous leur devez d’autant plus, qu’ils ont reçu moins que vous.
Ainsi le pauvre enfant était aveugle, aveugle à jamais !
Le père et la mère ne pouvaient se consoler.

Claude n’était-il pas, de tous leurs enfants, le plus intelligent, le mieux doué, celui qui leur promettait le plus de consolation pour l’avenir?… Tout le monde le leur enviait.
Comme ils en étaient fiers! Déjà le père faisait mille projets pour lui : il travaillerait une heure de plus le matin, une heure de plus le soir, et gagnerait de quoi le mettre au collège: l’enfant deviendrait savant, et peut-être un jour…
Et voilà que le petit Claude, était aveugle!
Un proverbe dit : « A brebis tondue Dieu mesure le vent. » L’infirmité dont l’enfant venait d’être atteint, au lieu d’arrêter le développement de son intelligence et de ses facultés, sembla au contraire augmenter encore les dispositions heureuses dont la nature l’avait doué; bientôt se montra en lui cette force de volonté, cette énergie persévérante dont nous trouverons la trace dans tout le cours de sa vie.
On eût dit que l’infortuné, par une grâce toute spéciale du bon Dieu, commençait une vie nouvelle. Sans regret et presque sans souvenir du passé, on le trouvait toujours doux, souriant et gai; tendre et prévenant envers ses parents, affable et bon avec ses petits camarades.
Sa mère veillait sur lui avec la plus vive sollicitude. Au moyen de lettres tracées en relief sur des cartes par des piqûres d’épingle, elle était parvenue à lui apprendre à lire.
Plus tard, elle l’envoya à l’école commune. Là, malgré son infirmité, l’enfant devança tous ses compagnons ; toujours sérieux et attentif, il s’appropria promptement les premiers éléments auxquels l’enfance est si difficilement initiée, et devint bientôt le plus savant de sa classe.

En même temps, dans ses heures de loisirs, il s’exerçait à toutes sortes de petits travaux manuels : il faisait des franges, tressait des fouets et confectionnait toutes sortes de menus objets de sellerie, qu’il vendait ensuite et dont il apportait tout joyeux le prix à ses parents.

Le petit Joueur de Violon

Nous allons trouver une preuve de l’adresse merveilleuse qu’il avait acquise dans les ouvrages des mains.

C’était par une soirée d’automne.
Les parents du petit aveugle, assis de chaque côté de la vaste cheminée, causaient en attendant l’heure du souper. Les enfants jouaient au bord de la route, devant la maison; par la porte entr’ouverte, la mère pouvait et les surveiller et les voir.

— Hélas! disait la mère, je pense toujours à notre pauvre cher enfant.
— A notre Claude?
— Oui. Sais-tu que voilà déjà trois ans qu’il est aveugle?
Et il n’en est pour cela ni moins vif, ni moins intelligent, ni moins adroit. Il étonne tout le monde dans le pays, aussi bien les grandes personnes que ses petits compagnons; à l’école il est le plus instruit, au jeu il est le plus hardi.
— C’est vrai; on dirait qu’il voit clair : il va partout, seul et sans guide; jamais rien ne l’embarrasse.
Sais-tu même qu’il est fort adroit à toutes sortes d’ouvrages : c’est lui qui me tresse les lanières de mes fouets, qui me fait les franges dont j’ai besoin? il travaille le bois et le cuir comme s’il avait ses deux yeux.
— Oui, mais tout cela n’empêche pas qu’il soit aveugle, le pauvre cher enfant!… Que deviendra-t-il un jour? Tant que le bon Dieu nous laissera de ce monde, il ne manquera de rien; mais, quand il restera seul, que fera-t-il? Si nous pouvions lui donner un état qui le mette à même de gagner sa vie!
— Chère femme! quel état veux-tu donner à un aveugle?
— Il m’est venu une idée.
— Laquelle?
— Si nous pouvions lui faire apprendre à jouer du violon ! plus tard, avec les fêtes et les noces, il pourrait peut-être, tant bien que mal, se suffire à lui-même.
— Qu’en dis-tu?
Ton idée n’est pas mauvaise; mais il est difficile de la réaliser, maintenant du moins.
— Pourquoi?
— On ne trouverait pas un violon à se procurer dans le pays ; et, quand bien même on trouverait un instrument, on n’aurait personne pour lui montrer à s’en servir.

C’est égal, nous verrons plus tard; et, si l’occasion se présente, nous en profiterons.

Ainsi causaient le père et la mère du petit aveugle, quand tout à coup ils s’arrêtent et écoutent. Des sons aigres et criards ont frappé leur oreille; on dirait les sons d’un violon entre des mains novices et inhabiles.
La mère quitte le coin de Pâtre et se dirige vers la route, d’où vient le bruit.
Arrivée sur le seuil de la porte, voici ce qu’elle aperçoit :
Sur un banc adossé à la maison est assis le petit aveugle; un violon est entre ses mains; il s’essaye à jouer un des refrains du pays; il cherche, il tâtonne…. il réussit enfin, et son beau visage rayonne de contentement.
Autour de lui sont groupés de jeunes garçons et de petites filles, qui, les yeux tout grands ouverts, semblent l’écouter avec étonnement et admiration.
La mère n’en peut croire ses yeux; la tête penchée en dehors de la porte, doucement émue, elle considère son enfant.
Celui-ci, par suite de cet instinct merveilleux que possèdent les aveugles, a deviné la présence de sa mère; il se lève et court vers elle :

— Ma mère, s’écrie-t-il, c’est un violon! un violon que j’ai fait moi-même…
Tiens! Regarde!…
Et il lui tend le petit instrument, que celle-ci prend et considère avec attention. Le père arrive et le regarde à son tour.
Certes, il y a loin de cet essai au violon même le plus commun ; cependant rien n’y manque : la table, le manche, les cordes, la queue, le chevalet, les chevilles, tout est à sa place. — Est-ce toi, Claude, demanda le père, qui as fait ce violon?
— Oui, père.
— Mais quelqu’un t’a aidé et t’a donné des conseils?
— Non; j’y ai travaillé seul. Dame, j’y ai mis bien du temps!… L’année dernière j’ai pu toucher pendant quelques instants le violon d’un pauvre aveugle qui a passé par ici; alors je me suis dit que, si j’avais aussi un violon, je pourrais apprendre à en jouer et parvenir à gagner ma vie sans vous être à charge; et je me suis mis à l’œuvre, en ayant bien soin de me cacher de vous, car je voulais vous faire une surprise.
— Viens, mon Claude, dit le père, viens dans mes bras!
En recevant les baisers de son père, l’enfant sentit des larmes, qui mouillaient sa joue. — Tu pleures? dit-il.
— C’est de joie, mon fils! Continue, travaille avec courage et persévérance ; et, malgré que tu sois aveugle, tu trouveras un jour ta place parmi les hommes; tu sauras te rendre utile et te suffire à toi-même.
Ces paroles du père, c’était une prédiction.

Considérez un instant, mes jeunes amis, ce fait extraordinaire; voyez ce pauvre petit aveugle : il a touché un violon, il se met dans l’esprit d’en faire un. Le voilà à l’œuvre, travaillant pendant des journées entières. Il ne sait rien, il manque de tout, n’importe, rien ne l’arrête et ne le décourage : un morceau de planche, façonné avec son couteau, reçoit la forme de l’instrument; des crins tordus suppléent aux cordes qui lui manquent; enfin au bout de plusieurs mois d’un infatigable labeur, l’enfant possède un instrument bien grossier sans doute, mais sur lequel il parvient néanmoins à jouer quelques airs.
L’histoire de ce violon, c’est celle de toute la vie de l’enfant aveugle : toujours même courage même lutte contre les obstacles, mêmes efforts persévérants, même énergie de volonté; et toujours même succès.

Qu’un tel exemple vous serve, mes jeunes amis !

L’Auberge de Droiturier

Sur la route de Paris à Lyon, à deux lieues au-dessus de la Palisse, se trouve le joli petit village de Droiturier.
C’est là que le père du jeune Montal, quittant la profession de sellier, vint s’établir, en 1811, dans une petite auberge qu’il avait fait bâtir au bord de la route.
Cette auberge devint bientôt une des plus achalandées du pays, grâce à l’accueil qu’on y recevait, à la probité, à la politesse et à l’affabilité des maîtres du logis, mais aussi grâce à la présence du petit aveugle, à la curiosité et à l’intérêt qu’il ne cessait d’inspirer.
Son intelligence se développait avec les années ; en même temps le besoin d’apprendre se manifestait sans cesse chez lui. Plus sérieux que les enfants de son âge, il recherchait la société des hommes, demandait des explications sur toutes choses, et classait ainsi dans sa mémoire des renseignements précieux à l’aide desquels il suppléait au sens qui lui manquait.

Il y avait dans le village de Droiturier des ouvriers de toutes les professions ; l’enfant allait tantôt avec l’un et tantôt avec l’autre; il les interrogeait, s’essayait à leurs travaux, apprenait à manier leurs outils, et leur rendait mille petits services en échange des conseils qu’il recevait d’eux.
C’est ainsi qu’il apprit à travailler le bois et qu’il contracta une dextérité et une adresse des mains que peu d’aveugles ont égalées.

Je vous ai déjà dit que, plein du désir de ne pas être à charge à ses parents, il s’était mis à confectionner toutes sortes de menus objets de sellerie, qu’il vendait ensuite pour son propre compte. C’était à qui lui achèterait, et il ne pouvait suffire à toutes les demandes. Ces petits travaux manuels ne faisaient pas tort à son instruction, il continuait de fréquenter l’école, où il surpassait tous ses petits compagnons. Il montrait surtout beaucoup d’aptitude pour le calcul, et c’était lui qui faisait tous les comptes de son père. Mais la musique était toujours ce qui avait le plus d’attrait pour l’enfant : le soir, assis à la porte de l’auberge, il s’essayait à jouer, sur l’instrument fabriqué par lui, tous les airs qu’il avait entendus et retenus. Enfin il n’était question dans tout le pays que du petit aveugle de l’auberge de Droiturier. Chacun s’intéressait à lui et chacun l’aimait.
Presque en face de l’auberge se trouvait la maison de la poste.
Le maître de poste, M. Noailly, était un homme bon et généreux; il ne tarda pas à s’intéresser au petit aveugle.
Un dimanche, il vint le chercher, le prit par la main et l’emmena chez lui.

— C’est toi, lui dit-il, qui as fabriqué ce petit violon dont tu te sers?
— Hélas! Monsieur, répondit l’enfant, ce n’est pas là un violon. Ah! si j’avais jamais un véritable instrument!…
— Tu serais bien heureux, n’est-ce pas?
— C’est ce que je désire le plus au monde.
— Essaye donc celui-ci.
Et le bon M. Noailly mit entre les mains de l’enfant un charmant petit violon qu’il avait acheté pour lui.
Le jeune aveugle ne pouvait se lasser de l’examiner; il en suivait la forme avec ses doigts, le louchait, le tournait dans tous les sens, en pinçait les cordes et l’approchait de son oreille pour en mieux écouter les sons.
— Eh bien, Claude, dit M. Noailly, ce violon est à toi : je te le donne.
— A moi, un violon! un véritable violon!… répétait l’enfant.
Et il ne pouvait le croire, tant il en était heureux. Il fallut que M. Noailly le lui répétât plusieurs fois.
— Viens me voir quelquefois, mon enfant, lui dit celui-ci; j’ai joué du violon dans ma jeunesse, et je pourrai encore te donner quelques conseils.

L’enfant témoigna sa reconnaissance à M. Noailly; puis il courut tout joyeux montrer à ses parents le précieux cadeau.

L’Amour d’une Mère

L’enfant avait grandi; il avait dépassé sa quinzième année.
Mais, à mesure qu’il avançait en âge, sa mère se préoccupait davantage pour lui de l’avenir.
Souvent elle s’abandonnait aux plus tristes pensées. Un jour, privé de ses parents, sans appui, sans fortune, que deviendra son pauvre enfant aveugle? Son violon suffira-l-il à assurer son existence? Ou bien n’aura-t-il pour ressource que la pitié publique, cette pitié souvent froide ou railleuse, qui, par ses dédains, blesse parfois si cruellement l’infortuné dont elle est le seul espoir?
Oh! C’était une affreuse image pour le cœur d’une mère que cette vie d’angoisses et de tourments au sein de laquelle se débattrait son fils, alors qu’elle ne serait plus là pour le guider, le défendre et pourvoir à tous ses besoins !

Un jour que la mère du jeune Montal faisait part de ses inquiétudes à M. Noailly, qui était resté le protecteur et l’ami de toute la famille, celui-ci lui apprit qu’il existait à Paris une école affectée spécialement aux aveugles, dans laquelle on les instruisait et on leur faisait apprendre des métiers, dans laquelle, en un mot, on les mettait à même de se suffire plus tard et d’assurer leur existence par le travail.
Dès lors la mère du jeune Montal n’eut plus qu’une pensée : faire admettre son fils à cette institution.
L’enfant partagea bientôt ce désir. Lui aussi rêvait d’autres destinées; lui aussi songeait déjà à briser les entraves que lui opposait sa triste infirmité, à se créer un avenir indépendant, à travailler, à prendre sa place parmi les hommes. Et même il songeait aussi au bonheur de ceux qui peuvent venir en aide à leurs parents et entourer leur vieillesse d’aisance, de calme et de repos. Mais que faire?… Paris est bien loin!… Et puis la dépense du voyage sera une lourde charge pour la pauvre famille !… D’ailleurs, peut-on espérer de réussir?… Et quand bien même on réussirait, n’a-t-on pas à redouter de longs délais?
On tint conseil, et il fut décidé que l’on adresserait une demande au roi. Dans cette demande, faite par le père du jeune Montal, on dirait les services du vieux soldat, ses campagnes, ses blessures, tout cela non récompensé; puis on parlerait de l’enfant, des heureuses dispositions de son cœur et de son esprit. Le roi serait ému à la lecture du placet; il ferait répondre à l’instant même… Et qui sait? peut-être répondrait-il lui-même!

Dans tous les cas, l’admission de l’enfant à l’institution des Jeunes Aveugles était assurée. Personne ne la mettait en doute, ni le père, ni la mère, ni le petit Claude. Le bon M. Noailly, lui-même, avait fini par la regarder comme certaine. Avec quel soin on composa cette pétition si importante! Chaque phrase en fut étudiée, discutée, recommencée vingt fois peut-être. Plus de huit jours furent employés à ce travail. Ce fut bien autre chose encore quand il s’agit de la transcrire : nul papier n’était assez beau, assez grand surtout. Il s’agissait d’écrire au roi ! Ecrire à un roi, ce n’est pas peu de chose! La main du maître d’école, qui s’était chargé de ce soin, en tremblait tellement, qu’il écrivait moins bien et moins droit que le plus ignorant de ses écoliers.
Enfin la lettre partit.
Quinze jours se passèrent dans une grande anxiété. Chaque matin on guettait l’arrivée du facteur; et quand celui-ci faisait de loin un signe de tête négatif, on reprenait courage en se disant : « Ce sera sans doute pour demain. »
Ce lendemain tant désiré arriva enfin.
La mère du jeune Montal tenait la lettre et n’osait rompre le grand cachet de cire aux armes royales. Elle tremblait d’émotion : cette lettre allait décider du sort de son fils !
M. Noailly se chargea du soin de l’ouvrir. Mais à peine y eut-il jeté les yeux, que son visage s’assombrit et exprima la tristesse.

— Le roi refuse! s’écria la mère… Mon enfant! Mon pauvre enfant!

Et, attirant son fils dans ses bras, elle le couvrit de baisers et de larmes.
La réponse se bornait à dire que l’enfant, ayant dépassé quatorze ans, limite de l’âge d’admission, ne pouvait être reçu à l’Institution.
Les premiers moments de tristesse étant passés, la mère du jeune Montal ne se découragea pas; elle garda l’espérance d’obtenir, en faveur de son fils, une exception à la règle commune; et, se confiant à la Providence, elle attendit les événements.
Dieu voit les larmes des mères, et il en est touché; il entend leurs soupirs et leurs prières, et il les exauce.
Une occasion favorable ne tarda pas à se présenter.
La nièce du roi, la duchesse d’Angoulême, vint faire un voyage à Vichy.
Vichy, mes jeunes amis, est une petite ville du département de l’Allier, célèbre par ses eaux minérales. Ces eaux ont une vertu salutaire; elles attirent chaque année un grand nombre de visiteurs qui viennent leur demander la force et la santé.
Dès que la mère du jeune Montal eut connaissance du séjour de la duchesse à Vichy, elle conçut le projet de l’aller trouver et d’obtenir d’elle ce qu’elle souhaitait si ardemment pour son fils. Elle pensait avec raison que cette noble femme, qui avait tant souffert, et dont l’existence avait été si pleine d’amertume et de douleurs, écouterait sa voix suppliante et compatirait à sa peine et à ses tourments.
Elle partit seule, à pied, sans rien communiquer à personne de son dessein. Un heureux hasard, ou plutôt la Providence voulut que, dès son arrivée à Vichy, elle rencontrât la princesse. Son amour pour son fils la rendit éloquente; et la bonne duchesse, émue jusqu’aux larmes, promit sa protection. Huit jours après, les parents du petit Claude recevaient une lettre qui leur annonçait l’admission gratuite de leur enfant à l’Institution des Jeunes Aveugles de Paris.

L’Institution des Jeunes Aveugles

Pendant bien longtemps, mes jeunes amis, on ne s’occupa point d’améliorer le sort des aveugles par l’éducation. La pitié publique se bornait à leur ouvrir des asiles où ils pussent trouver un refuge contre l’abandon et le dénuement.
Vers la fin du siècle dernier seulement, un homme se trouva enfin qui, joignant à une ardente charité les ressources d’une intelligence patiente et laborieuse, entreprit de relever les aveugles de l’état d’abaissement et d’inutilité dans lequel l’ignorance les retenait plongés, et d’inventer pour eux des moyens d’instruction appropriés à leur infirmité même.
Cet homme, dont le nom ne doit se prononcer qu’avec respect, c’est Valentin Haüy, le bienfaiteur des aveugles.

Valentin Haüy, né en Picardie vers le milieu du siècle dernier, chercha patiemment, pendant plusieurs années, une méthode pour instruire les aveugles; lorsqu’il crut être arrivé à son but, il rassembla quelques-uns de ces infortunés et s’efforça de les instruire.
Le succès dépassa ses espérances. Bientôt les progrès de ses élèves intéressèrent le public; l’Etat lui vint en aide, et, peu à peu, se trouva fondée une école pour l’instruction des aveugles.
Depuis cette époque, l’Institution des Jeunes Aveugles de Paris, établissement qui a servi de modèle à toutes les nations de l’Europe, n’a cessé, sous la surveillance de l’Etat, et grâce au concours de maîtres habiles et dévoués, de prendre de jour en jour de notables développements.
L’Institution, aujourd’hui magnifiquement installée dans un vaste palais récemment construit pour elle sur le boulevard des Invalides, renferme près de deux cents élèves, qui y reçoivent, pendant un séjour de huit années, une instruction complète, et y apprennent, en outre, des arts et des métiers utiles dont l’exercice leur assurera plus tard des ressources suffisantes.
Priez vos parents, mes jeunes amis, de vous mener quelque jour visiter ce remarquable établissement. Vous y verrez des choses qui exciteront au plus haut point votre intérêt et votre admiration : des aveugles qui lisent, qui écrivent, qui démontrent du doigt la géographie sur des cartes en relief, qui font de belle et bonne musique et jouent de l’orgue, du piano et de tous les instruments; des aveugles qui tissent de la toile, qui tressent la paille et l’osier, qui fabriquent avec le bois toutes sortes de petits objets utiles auxquels rien ne manque, ni la solidité, ni la grâce et l’élégance de la forme.
Mais c’est nous écarter trop longtemps de notre sujet.

Nous retrouvons le jeune Montal à l’Institution des Jeunes Aveugles; nous l’y retrouvons avec la même ardeur pour l’étude, la même patience et la même énergie de volonté.
Devançant, quand il lui est possible, l’heure où commencent les travaux pour ses condisciples, il prend encore sur le temps du sommeil, pour repasser, la nuit, dans sa mémoire, tout ce qui lui a été enseigné pendant le jour. Aussi ses progrès sont rapides ; il dépasse tous ses camarades, et, au bout de trois ans de séjour, il obtient la plus haute récompense donnée dans l’établissement : une croix décernée par le suffrage des maîtres et des élèves.
Cette croix, mes jeunes amis, qui a-couronné les efforts de l’adolescent, je l’ai vue placée dans un même cadre à côté d’une autre croix, noble signe de l’honneur et du mérite, qui a récompensé les travaux utiles de l’homme et les œuvres remarquables dues à son intelligence et sorties de ses mains. Le jeune Montal n’avait plus rien à apprendre parmi les élèves; on le nomma répétiteur ; en cette qualité, il rendit de grands services à l’Institution, principalement en contribuant à trouver un système d’écriture pour les aveugles, plus simple et d’une exécution plus facile que les procédés ordinaires.
Tout en s’occupant de perfectionner son instruction et de remplir la tâche qui lui avait été confiée, notre jeune professeur ne négligeait pas les études musicales, vers lesquelles il se sentait entraîné par des dispositions et un goût tout particuliers. Il jouait également bien de plusieurs instruments, et notamment du violon et du piano.

Enfin, poussé par un attrait irrésistible vers l’élude des mathématiques et des arts mécaniques, et doué d’une merveilleuse aptitude pour les travaux manuels, ainsi que vous l’avez vu dans l’histoire de son enfance, il se trouva amené à la plus ingénieuse de ses tentatives, à celle qui devait décider de son avenir, et, en même temps, offrir à ses compagnons d’infortune une voie et des ressources nouvelles.
Parmi les répétiteurs de l’Institution, se trouvait alors un jeune homme nommé Tourasse; moins intelligent que Montal, il possédait comme lui une grande dextérité et une remarquable adresse pour les ouvrages des mains.
Montal et Tourasse s’étaient liés d’une étroite amitié. Souvent ils faisaient de la musique ensemble ou passaient de longues heures à causer de leurs espérances et de leurs projets. … Depuis longtemps ils avaient remarqué que les pianos de l’Institution étaient mal entretenus et surtout fort mal accordés. Ils imaginèrent de les accorder eux-mêmes. Jamais, avant eux, aucun aveugle ne s’était avisé d’un semblable travail, lequel paraissait présenter, en effet, à un homme privé de l’usage de la vue, d’insurmontables difficultés, à cause du grand nombre de pièces qui composent l’intérieur d’un piano et surtout de la multiplicité des chevilles autour desquelles s’enroulent les cordes.
Mais ces difficultés n’arrêtèrent pas nos deux amis. En peu de temps, à l’aide du toucher, ils se familiarisèrent avec les diverses parties de l’instrument. Cette première étude faite, ils passèrent à l’accordage et réussirent pleinement.
Cependant l’accordeur s’était plaint : il voyait, dans cet essai, une concurrence pour l’avenir. On l’écouta, et les pianos furent fermés à clef.

Loin de se laisser aller au découragement, Tourasse et Montal résolurent de démontrer de la manière la plus évidente qu’ils étaient capables de faire ce qu’on leur interdisait. Il s’agissait d’avoir un instrument dont ils pussent disposer librement. Un frère de Tourasse leur donne une modique somme avec laquelle ils achètent un vieux piano.
Ce piano, ils obtiennent de le placer dans l’antichambre du directeur; et là, pour ainsi dire sous ses yeux, ils le démontent pièce à pièce, en étudient toutes les parties, le reconstruisent ensuite, et le lui présentent enfin parfaitement réparé et accordé.
C’était là une expérience décisive. A partir de ce jour, l’accordage et l’entretien des pianos leur fut abandonné. A partir de ce jour aussi une profession nouvelle fut ouverte aux aveugles, la plus productive peut-être, et une des plus accessibles à tous.
Un nouveau travail, plus surprenant encore que ce premier tour de force, vint mettre le comble à la réputation des deux jeunes gens. L’Institution possédait un orgue, instrument assez défectueux, qui avait besoin d’une complète réparation. On demandait une forte somme; l’établissement n’était pas assez riche pour la donner. Un matin, le directeur mande Tourasse et Montal dans son cabinet, et leur propose de se charger de cet important ouvrage. Ils acceptent, à la condition qu’on mettra à leur disposition les ouvriers qui devront travailler, sous leur direction, au montage ou à la fabrication des diverses pièces de l’orgue.
Pour se préparer à une telle œuvre, Montal le plus savant des deux amis, se procure plusieurs ouvrages et les étudie avec soin; en même temps il consulte au dehors des facteurs renommés et visite leurs ateliers. Enfin il se croit suffisamment prêt, et se met au travail avec son compagnon. Après de longs efforts, auxquels se mêlèrent quelques instants de découragement, heureusement passagers, le résultat tant désiré fut obtenu : l’orgue, entièrement remis en état, put être joué comme par le passé.

Mais la mort, en frappant Tourasse, vint briser des liens fraternels et mettre fin à une association cimentée par plusieurs années de labeurs continus, de joies et de peines prises en commun. Cette perte fut bien douloureuse au cœur de Claude Montal, et, à partir de ce moment, le séjour de l’Institution lui devint insupportable.

Depuis longtemps, du reste, il songeait sérieusement à se faire un avenir : sa pensée se dirigeait vers l’accord des pianos ; il était dans la ferme conviction non-seulement qu’il y avait là des ressources assurées pour lui, en dehors de l’Institution, mais encore qu’il ouvrirait ainsi une voie nouvelle dans laquelle plusieurs de ses frères d’infortune pourraient le suivre.
L’Institution, d’ailleurs, ne lui offrait aucune carrière sérieuse; là, nul espoir pour lui d’une existence convenable; les fonctions dé répétiteur, à peine rétribuées, réclamaient tout son temps et l’empêchaient de se livrer à des travaux utiles et profitables.

Claude Montal, possesseur de modiques économies, mais confiant dans la Providence, quitta donc l’Institution quelques mois après la Révolution de juillet 1830.
Il y avait quatorze ans qu’il y était entré. Il avait alors trente ans.

La Mansarde de la rue Serpente

Transportons-nous dans une des rues les plus sombres et les plus étroites du vieux Paris, située non loin de ce palais des Thermes dont les ruines attestent encore la puissance et la domination du peuple romain dans les Gaules.

C’est la rue Serpente, jadis célèbre parmi les écoliers de l’ancienne Université de Paris.
Cette rue, mes jeunes amis, tout étroite et sombre qu’elle soit, il ne faut pas la regarder avec trop de dédain. C’était là qu’habitaient les premiers libraires et imprimeurs; ce fut de ces boutiques noires, de ces maisons vieilles et délabrées, que sortirent les premiers livres destinés à répandre dans notre pays les lumières de la science et de la civilisation.
Entrons dans une de ces maisons, et pénétrons dans une pauvre mansarde située au sixième étage. Une couchette de bois blanc, quelques chaises de paille, forment, avec deux mauvais pianos, un violon et quelques livres, tout l’ameublement de cette mansarde.

Nous sommes au commencement de l’hiver de 1831, rude hiver, triste année, marquée, mes jeunes amis, par un fléau terrible au souvenir duquel les générations qui vous ont précédés tressaillent encore d’effroi.
La neige tombe, chassée avec violence par la bise; le froid et le vent pénètrent dans la mansarde par la fenêtre mal jointe, qui tremble, et s’agite et semble gémir et se plaindre.
Tout, dans l’intérieur de la mansarde, annonce la tristesse et la pauvreté : les murs y sont nus et délabrés; dans l’âtre vide, nulle flamme ne brille bienfaisante et joyeuse.
Non loin de la fenêtre, accoudé sur la table et la tête abaissée entre ses deux mains, un homme est assis; il songe tristement : ni les bruits du dehors, ni le froid qui engourdit ses mains, ni la bise qui souffle jusque sur son visage, ne viennent interrompre le cours de ses sombres pensées. Cet homme, c’est le pauvre aveugle sorti de l’Institution pour chercher sa voie dans le monde : c’est Claude Montal.

Il s’était présenté à la société plein de résolution et de courage, et voilà que cette société lui a opposé de vieux et fatals préjugés contre les aveugles, et l’a repoussé. Il avait compté sur des leçons à donner au dehors; mais, nul n’a voulu d’un aveugle pour le professeur de ses enfants… Il s’est offert dans vingt maisons qu’on lui avait indiquées, pour accorder des pianos; mais on a ri de son audace et on a refusé de le recevoir.
Heureusement encore qu’il est aveugle et qu’il n’a pu lire, sur le visage de ceux qui l’accueillaient ainsi, l’expression d’une pitié railleuse et ce sourire de dédain, plus cruel que le refus… Il avait dû compter sur l’accord et l’entretien des pianos et de l’orgue de l’Institution; par une barbarie que l’on ne saurait trop flétrir, on lui a refusé cette modeste clientèle qu’il avait si bien gagnée par de longs et précieux services; on l’a refusée à l’aveugle pour la donner à un voyant. Le voilà donc seul, sans appui, sans protecteur, sans ressources, aux prises avec des difficultés insurmontables ! Ses économies sont épuisées, et, sans une pauvre veuve de sa maison, à peine plus riche que lui, qui le nourrit en échange de leçons données à ses enfants, il serait exposé aux plus dures privations.
Pour un autre, une telle situation serait le désespoir: mais lui, il ne perd pas courage ; il a foi dans la Providence et dans la bonté de Dieu ; dans ce moment même, chassant de son esprit les sombres préoccupations du présent, il rêve un avenir meilleur et cherche les moyens de le conquérir. Ce n’est pas en vain que l’homme ferme et courageux se fie à la Providence.

Alors figurait parmi les administrateurs de l’Institution M. le comte de Saint-Aulaire. Homme au cœur noble, à l’esprit élevé, littérateur distingué et habile diplomate, il a laissé, dans le pays qu’il a servi et dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu, d’unanimes regrets. Loin de partager les idées, étroites qui avaient fait refuser à M. Montal l’entretien des pianos de l’Institution, M. de Saint-Aulaire s’intéressait au jeune accordeur; il admirait ses heureuses dispositions, son génie inventif, et surtout son courage et sa persévérance.
Malheureusement pour Claude Montal, cet éminent protecteur se trouvait absent de Paris depuis quelque temps.
Mais la porte de la mansarde s’ouvre et donne passage à une dame jeune et élégamment vêtue. A la vue du pauvre logis dans lequel elle vient de pénétrer, une douce compassion se peint sur ses traits et des larmes roulent au bord de ses paupières.
Ces larmes que la charité chrétienne fait répandre, ce sont les seules que versent les anges du ciel.
Au bruit de la porte qui s’ouvre et des pas légers qui se dirigent vers lui, troublé dans sa longue rêverie, l’aveugle a tressailli… Avec cette finesse d’ouïe qui se rencontre chez les infortunés privés de la vue, il reconnaît la présence d’une personne étrangère, d’une femme.

— Vous vous trompez peut-être, madame, dit-il en se levant et en s’inclinant devant la visiteuse; ce n’est point chez moi que vous pensiez entrer.
— N’êtes-vous pas Claude Montal? lui répond une voix douce et bonne.
— C’est moi-même, madame.
— Moi, je suis la comtesse de Saint-Aulaire. Mon mari, retenu loin de Paris, m’a envoyée vers vous pour vous consoler et vous rendre un peu de courage. Je viens vous chercher, d’abord pour vous confier l’entretien de mon piano, et ensuite pour vous mener chez quelques-uns de mes amis, qui ne tarderont pas, j’en suis sûre, à devenir les vôtres.
Venez ; ma voiture est en bas, et je vous attends.

Comment peindre l’émotion de l’aveugle? La voix lui manque, – j’allais dire : il pleure, – mais les aveugles ne pleurent pas.
Laisse-toi emmener et conduire, pauvre infortuné! Celte femme généreuse qui vient, dans ta demeure, c’est la Providence qui l’envoie. Désormais l’avenir aura des sourires pour toi, le soleil de doux rayons, la vie des joies et des récompenses !

Vingt ans de Lutte

Je vais vous dire rapidement, mes jeunes amis, comment pendant vingt années M. Montal a lutté contre tous les obstacles, et comment, après en avoir triomphé, il est arrivé au succès et à la fortune. Par le crédit de madame la comtesse de Saint-Aulaire, il se forma d’abord une petite clientèle pour l’accord des pianos. Peu à peu il fut mis en relation avec quelques professeurs du Conservatoire, et notamment avec M. Laurent, artiste d’un talent distingué et du caractère le plus honorable.
De là naquit une circonstance décisive dans la vie de M. Montal.
M. Laurent avait deux pianos, l’un à queue, et l’autre droit, sortis de chez deux facteurs différents. Personne n’avait pu jusque-là mettre ces deux instruments au même ton. Le professeur demanda à l’accordeur aveugle s’il croyait pouvoir y parvenir; et celui-ci se chargea de tenter l’entreprise. Après avoir longtemps examiné les deux pianos et s’être bien rendu compte des particularités de leur construction, il comprit ce qu’il fallait faire pour leur donner le même accord, et il y réussit.
Ce succès étonna tellement M. Laurent, que, dès ce jour, il signala Montal à ses confrères comme le meilleur accordeur de Paris. Il le recommanda particulièrement à Zimmermann et à Louis Adam, le père du compositeur célèbre que l’art musical vient de perdre. Ces éminents professeurs lui firent le meilleur accueil, lui procurèrent l’entretien des pianos de leurs élèves, et l’autorisèrent à s’appuyer partout de leur suffrage.

Dès lors, toutes les portes furent ouvertes à l’aveugle : les préjugés qui l’avaient longtemps repoussé étaient vaincus.

Peu à peu M. Montal commença à pouvoir acheter quelques pianos, qu’il retouchait et réparait, soit par lui-même, soit par un ouvrier formé par lui. Bientôt il construisit de petits pianos, qui se plaçaient facilement, grâce aux relations que lui procurait sa position d’accordeur.
Mais ce n’était là qu’un commencement bien modeste et qui ne pouvait faire présager encore les succès de l’avenir.

Cependant M. Montal, jugeant que sa situation, bien que naissante encore, lui permettait de soutenir une famille, songea à se marier. Il chercha une compagne dévouée, douce, simple, bonne, pleine des qualités du cœur et de vertus domestiques; et il eut le bonheur de la trouver.
Peu à peu sa fabrication prit de l’importance, son commerce devint plus considérable, ses ateliers s’agrandirent. Il marcha sur les traces des facteurs les plus célèbres, les égala bientôt, et finit, après vingt ans d’efforts, par se placer au premier rang.

De nombreuses médailles, successivement décernées dans les Expositions publiques, vinrent couronner ses efforts et récompenser un grand nombre d’inventions utiles et fécondes et des travaux qui illustrent d’autant plus un aveugle qu’ils feraient la gloire d’un voyant.

La Croix d’Honneur

C’était vers la fin de l’année 1851.
L’Empereur qui règne aujourd’hui si glorieusement sur la France n’était alors que Président de la République.
Vous avez entendu parler, mes chers enfants, de cette grande Exposition qui eut lieu à Londres cette année-là, et qui réunit, dans le vaste et magnifique Palais de Cristal, les produits de l’industrie de toutes les nations.
Mais vous avez vu dernièrement, à Paris, une Exposition non moins belle et non moins remarquable, ce qui me dispense de vous donner d’autres détails sur ce sujet.

C’était donc après l’Exposition de Londres.

Le Prince-Président avait voulu distribuer lui-même aux artistes et aux industriels français, les récompenses qui leur avaient été décernées par le jury de Londres.
Ces récompenses, mes jeunes amis, elles étaient nombreuses et illustres. Dans cette lutte de l’industrie et des arts, ouverte entre tous les peuples, la France, notre belle et chère patrie, s’était placée au premier rang.
Une foule nombreuse et choisie, renfermant toutes les illustrations des lettres, des sciences, des arts et de l’industrie, se pressait dans la grande galerie du Louvre, richement ornée et décorée d’emblèmes et de drapeaux aux couleurs nationales.

Au fond, sur une estrade, se tenait le Prince-Président, entouré des ministres et des principaux représentants du pouvoir, du clergé, de la magistrature et de l’armée.
Le Prince appelait lui-même les noms de ceux auxquels la croix d’honneur était accordée en récompense de leur mérite et de leurs travaux.

Tout à coup, à l’appel d’un de ces noms, on vit s’avancer vers l’estrade un homme guidé par un jeune enfant. La foule s’écarta devant lui, pleine d’intérêt, et chaque regard le suivit avec attendrissement.

— C’est un aveugle! disait-on.

C’était Claude Montal.
Le pauvre enfant de la Palisse, le petit joueur de violon de l’auberge de Droiturier, l’ancien élève de l’Institution des Jeunes Aveugles, devenu un des plus célèbres facteurs de pianos, allait recevoir la croix d’honneur, après avoir mérité à Londres une des plus hautes récompenses.
Le Prince-Président voulut attacher lui-même cette croix, si noblement gagnée, sur la poitrine de l’aveugle; et, ne pouvant lui dire du regard l’admiration qu’il ressentait pour lui, il prit sa main et la serra dans les siennes.

Cette histoire est vraie, mes jeunes amis. Celui qui m’en a fourni le sujet vit encore, entouré d’estime et de considération.

Il a pu faire venir auprès de lui sa vieille mère. Elle s’est éteinte doucement.
Elle pouvait mourir, puisque son fils était heureux !

Si vous voulez voir, mes amis, le héros de ce récit, priez vos parents de vous conduire un jour à un des concerts que M. Montal donne tous les ans dans ses magnifiques et vastes salons.

Vous verrez l’homme.

Plus tard, vous serez à même de juger ses œuvres.

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